De Mobutu à Tshisekedi - Une histoire du Congo
  • jeu, 02/05/2024 - 13:35

par Tryphon Kin-kiey Mulumba

KINSHASA, PARIS, BRUXELLES.
Le Soft International n°1605|LUNDI 15 AVRIL 2024.

Le système électoral congolais est au cœur d'un débat récurrent. Mais la classe politique refuse de l'aborder avec franchise. Avec la grande suspicion qui couve, le courage est mauvais conseiller. Quitte à apprêter des dossiers, à les conserver prudemment dans des tiroirs en attendant qu'un jour arrive.

Parmi les problèmes qui se posent à notre système électoral, il y a son mode électoral.
Quand un pays fait face à une crise économique et financière systémique, que son budget n'atteint pas les 5 milliards de $US, son système de santé inexistant tout comme ses infrastructures routières et autres, que la pauvreté et la misère sont légion, qu'est-ce qui explique, hormis l'irresponsabilité politique, que le Congo doive consacrer à ses élections des sommes aussi pharaoniques de plus de 1 milliard de $US quand dans la sous-région, des pays disposant d'un budget quatre trois plus élevé à celui du Congo, attribuent quelques millions aux dépenses électorales ? C'est un débat qui aurait dû être mis dans l'agenda politique et lancé depuis de longues années. Il aurait réglé nombre d’avatars qui bloquent le Congo.

Dans ses meetings populaires légendaires, Mobutu l’aurait abordé et aurait obtenu un consensus. Autres temps autres mœurs ?
Il n’est pas question d'éviter les élections ou d’enterrer la démocratie. Mais si une élection dénote une volonté d'ouverture démocratique, il en faut plus pour la démocratie. La question de fond consiste à éviter que les élections ne viennent compromette le développement.

Autre débat du mode électoral congolais : il porte sur la possibilité pour un candidat indépendant d'obtenir un mandat électif. Nul doute, le principe de liste électorale avec plusieurs noms prenant la course offre un avantage aux partis et aux rassemblements politiques. Les listes des partis et rassemblements multiplient les chances d'obtenir un mandat voire plusieurs mandats alors que celle d’un candidat indépendant ne comporte qu'un seul nom. Du coup, ce candidat doit s’investir plus que les organisations politiques s’il veut rester dans la course et gagner.

Quand le 30 juillet 2006 ont lieu les premiers véritables scrutins du pays, aucun observateur ne donne une chance à un candidat indépendant. Les candidats indépendants avaient même été dissuadés de postuler. Pourtant, ces scrutins verront une soixantaine d’élus dans une assemblée composée de 500 députés.
J'ai en effet toujours pensé que les élections de 2006 ont porté au pouvoir cinq personnalités.

Il y a Jean-Pierre Bemba. Dans l'ex-province de l'Équateur et à Kinshasa, deux fiefs du leader du Mouvement de Libération du Congo créé en 1998, le fait de se réclamer de ce leader fut un plus. Sa rébellion dans la région de l’Équateur où elle avait installé son siège à Gbadolite, menée contre le régime Kabila, avait été perçue généralement positivement dans le pays même si le 24 mai 2007 un mandat d’arrêt international lancé le 16 mai 2007 par la Cour Pénale Internationale de La Haye avait conduit à son arrestation dans sa maison de Waterloo, en Belgique avant qu’un tribunal de La Haye ne le reconnaisse coupable de crimes de guerre (meurtre, viol et pillage) et de crimes contre l’humanité (meurtre et viol) commis en Centrafrique par ses soldats en 2022-2003.

Bemba sera condamné à 18 années de prison avant d’être acquitté le 8 juin 2018. Il aura passé au total 10 années d’enfermement.
Le deuxième gagnant de ces scrutins fut Étienne Tshisekedi wa Mulumba. Dans le Kasaï, au centre du pays, terre de naissance de l'homme appelé aussi « l’opposant historique », nul autre candidat, de l'opposition ou, encore moins, du pouvoir de Kabila, ne pouvait être élu s’il n’avait été adoubé par « le Sphinx », autre appellation de Étienne Tshisekedi wa Mulumba. Dans certaines circonscriptions du pays, il suffisait « d’avoir été vu avec lui, pendant la campagne », pour engranger des voix.

Le troisième homme est Joseph Kabila Kabange. Dans nombre de fiefs du Sud-Est du pays, dans l’espace swahiliphone, au Kivu et dans le Katanga, se réclamer du président de la République, apportait des voix même si le bilan du pouvoir n’était pas brillant.
Chef du plus ancien parti politique du Congo, le Parti Lumumbiste Unifié proche du communisme, créé le 24 août 1964, Antoine Gizenga Fundji a fait élire dans l'ex-Bandundu.

Dans des villages profonds du Kwilu, ce compagnon de Patrice Lumumba dont il fut vice-Premier ministre sans fonctions en 1960 et Premier ministre de la République libre du Congo en 1961 avec siège à Stanleyville (aujourd’hui Kisangani), fait rêver surtout parmi des personnes âgées. Sa fuite de Léopoldville à Stanleyville après l’arrestation et l’assassinat de Lumumba, son arrestation et son emprisonnement à Bula-Mbemba de janvier 1962 à juillet 1964, la rébellion de Pierre Mulele en 1964 dans le Kwilu et son long exil de 1965 à 1992 après ses ennuis avec Mobutu, ont fait de lui une icône. Dans le territoire de Gungu dont il est originaire, dans celui voisin d’Idiofa, dont fut originaire son partisan le plus fieffé Pierre Mulele, l’influence de son ethnie Pende et celle des Ambuun de Mulele, pèse.

Le cinquième homme de ces élections est le candidat indépendant.
Quand un groupe de jeunes étudiants me rend visite à l’hôtel InterContinental où je loge et me demande de m’engager dans la politique en prenant la course aux législatives, je suis un peu contrarié. La politique pour quoi faire ? Dans quel intérêt ?

J’ai dans la vie ce qu’il me faut. Une entreprise qui me permet de boucler mes fins du mois. J’ai trois ou quatre maisons. J’entends ce que m’a dit un jour un des responsables de Reuters venu de Londres pour une visite à Kinshasa.
- « Monsieur Kin-kiey, dans la vie, je n’ai besoin que d’un lit pour me coucher… Pourquoi se soucier ? »
Mais quand je pousse plus loin la réflexion, je m’aperçois que finalement, il ne s’agit pas de moi ! Il s’agit des miens. Il s’agit de la population ; il s’agit du Congo.

Comment aider les miens, comment aider la population, comment aider le Congo si on ne s’engage pas en politique et si on n’essaie pas d’apporter quelque chose. Ne s’agit-il pas d’un pays où tout est politique ?
Et, cette phrase connue de tous du Comte de Montalembert (1810-1870) : « Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même ».

Ma décision est prise : je me lance mais je décide de faire le choix de n’adhérer à aucun parti politique. J’irai aux législatives comme candidat indépendant et dans la circonscription de Masimanimba, au Kwilu.
Je pars d’une analyse simple. Certes, j’habite Kinshasa, dans la commune de Ngaliema. Dans la capitale, j’ai le choix entre deux circonscriptions où je crois disposer de solides ancrages : La Lukunga qui comprend six communes - Barumbu, La Gombe, Kinshasa, Kintambo, Lingwala, Mont Ngafula, Ngaliema. Cette dernière est celle où j’habite.

Il suffit de m’y mettre. Aucun doute de lever un siège. L’autre est la Tshangu composée de cinq communes : Kimbanseke, Maluku, Masina, Ndjili et Nsele. Une circonscription majoritairement peuplée de ressortissants du Grand Bandundu, du Kwilu et de Masimanimba. Mon nom est bien connu chez les miens et chez d’autres. Dans un pays où dans une élection, la sociologie est une référence, il n’y a aucun doute : je n’aurais aucun mal à gagner un nombre de voix suffisant pour être élu.

Mais je pousse plus loin ma réflexion. La campagne électorale est un moment d’identification et de reconnaissance. C’est le moment de promesses par le déploiement d’un rêve, d’une vision d’avenir. Si j’ai une vision pour la société congolaise et puisque j’en ai une pour ma société, faut-il déployer celle-ci dans une capitale relativement développée ou dans l’arrière-pays qui vit des conditions infra-humaines ? Puisque ces scrutins s’annoncent comme les premiers véritables scrutins libres et indépendants depuis l’accession du pays à l’Indépendance, ne faut-il pas tenter de faire rêver les miens ?

Je suis à 90% Mbala et 10% Yansi. Je suis originaire du secteur de Kitoy par ma mère et de celui de Mokamo par mon père. Deux secteurs de Masimanimba où le nom de mon père «Ngundu Koyi » ou «Ngundu Sala Koyi» est trop connu. Ne sont-ce pas des atouts que nombre de candidats ne peuvent avoir ?

Ma décision prise est irrévocable. Je me présenterai comme candidat indépendant à ces premières législatives libres et ouvertes d’après-indépendance. Mais je veux être utile. Donc, je me présente dans Masimanimba convaincu qu’en déployant une vision, je vais faire bouger mon territoire d’origine.

Quand je lance ma campagne, celle-ci est à la fois forte et originale que très vite la population me trouve un surnom. C’est « Ya Khala » en langue Mbala (l’aîné/le Grand Crabe), ce crustacé de nos cours d’eau difficile à capturer par les mamans quand elles vont en campagne de pêche. D’autres me préfèrent « Ngulungu Sidu Muneni » en langue Mbala, le gros animal de nos savanes susceptible d’être consommé sans fin par la contrée. D’autres encore optent pour la langue Kikongo parlée dans la partie Ouest du pays. Ils m’appellent « Bakala Ya Ngolo », l’homme fort.

C’est logiquement qu’aux élections du 30 juillet 2006, je suis élu député national sur 8.755 candidats. Je suis candidat indépendant élu sur 702 candidats indépendants inscrits à travers le pays. Au total, 63 députés indépendants ont été proclamés lors de ces législatives. Dans ma circonscription de Masimanimba, je figure sur une liste de six élus dont quatre viennent du PALU, le Parti Lumumbiste Unifié. Au Kwilu, nul doute, Antoine Gizenga a raflé la mise…

Avec des collègues et amis députés indépendants, j’ai constitué le groupe parlementaire politiquement le plus puissant, le GPI, Groupe Parlementaire des Indépendants que je préside. Composé de personnalités clé venant de tout le pays, on y compte notamment Baudouin Banza Mukalayi Nsungu, Katanga ; Athanase Matenda Kyelu, Maniema ; Modeste Bahati Lukwebo, Sud-Kivu ; Christophe Mboso Nkodia Pwanga, Kwango ; Alexis Thambwe Mwamba, Maniema ; Raymond Tshibanda N’tunga Mulongo, Kasaï.

J’ai accompli tout mon mandat à l’Assemblée nationale où j’ai également été élu président du Caucus du Grand Bandundu avant d’en confier la présidence au patriarche Joseph N’singa Udjuu Ungwankebi Untube qui le désirait tant puisqu’un jour, il m’apostropha en public, lors d’une plénière, en ces termes : « Kin-kiey, moi, ton Vieux, je suis encore là, en vie. Et toi, tu présides le Grand Bandundu. Faut me donner cette présidence… Tu la prendras après moi…».

Aux législatives du 28 novembre 2011, je me présente à nouveau dans mon fief à Masimanimba où je suis réélu. Cette fois, le PALU ne compte qu’un député sur les six de la circonscription. Nul doute, le PALU, qui a été aux affaires pendant toute la législature passée, n’a rien apporté à la circonscription. Ce parti, l’un des plus anciens du pays, a entamé sa descente aux Enfers.
(...).

« JE VOUS LE DIS AVANT DE LE DIRE AU CHEF ».
Il est connu comme «l’homme qui avait mangé de la tomate et de la salade crues avant l’indépendance».
Le 24 avril 1990, au lendemain du discours « comprenez mon émotion » de Mobutu, Henri Dionga qui s'est débaptisé Kitenge Yesu Nz., est co-fondateur du FCN, le Front Commun des Nationalistes, parti politique se réclamant de l’opposition. Certains ont présenté ce parti comme une création du maréchal en fin de course.

Kitenge Yesu s’y trouve avec son mentor Antoine Mandungu Bula Nyati et Me Gérard Kamanda Wa Kamanda.
Après un passage à l’opposition radicale à Limete dans l’USORAL, l’Union Sacrée de l’Opposition Radicale (avec l’UDPS) et, après le départ de Jean Nguz Karl i Bond, Kitenge Yesu est nommé ministre de l’Information.

Formé dans les pays de l’Est communiste, il s'agit d'un homme de roc. Il témoigne en a tout vu. Kitenge Yesu va jouer un rôle clé auprès de Mobutu qui est à son dernier souffle. Le maréchal qui redoute l’indépendance d’esprit et les coups de boutoir de cet homme, dirige vers lui ses généraux avant toute prise de décision. Le maréchal veut atténuer sa maladie en état avancé. Il est si convaincu des choix que Kitenge Yesu opère qu’il ne s'offusque de rien quand il lui envoie des têtes brûlées.

Reparti en Belgique après la chute de Mobutu, revenu au pays après le Dialogue inter-congolais, Kitenge Yesu renoue avec la politique mais fait ses adieux publics quand il sent que le groupe auquel il appartenait, celui de Léon Kengo wa Dondo, l’a trahi. S’il prend le chemin de l'ancienne puissance coloniale où vit sa famille, Kitenge Yesu resurgit les 8 et 9 juin 2016 à Genval, dans la banlieue de Bruxelles. C'est là que des opposants anti-Kabila mettent en place le RASSOP, le Rassemblement des forces politiques et sociales de l'opposition acquises au changement en République Démocratique du Congo. Kitenge Yesu venait ainsi publiquement de signer son retour à la politique.

Deux structures forment le RASSOP, un Conseil des sages où siègent des représentants des partis politiques présidé par Étienne Tshisekedi et une Coordination des actions. Kitenge Yesu est membre du Conseil des sages.
À 84 ans, l’opposant éternel (anti-Mobutu, anti-Kabila père, anti-Kabila fils) s’annonce pour la deuxième fois à la présidentielle de 1998. Mais il est fatigué et malade. Depuis deux ans, il séjourne en Belgique pour des raisons de santé.
C’est là, face à la détérioration de la situation politique au Congo avec le report des élections, que des membres de l’opposition avec en tête Soriano Katebe Katoto et le G7, un groupe de sept partis politiques coalisés, le rencontrent pour constituer un rassemblement anti-Kabila.

Soriano Katebe Katoto, l’ex-homme d’affaires du Katanga sous le régime Mobutu avait fait parler de lui au Dialogue inter-congolais. D’abord à Gaborone au Botswana, ensuite à Addis-Abeba en Éthiopie, puis à Sun City, en Afrique du Sud. Soriano Katebe Katoto manifeste une ambition politique réelle. Il constitue un groupe d’hommes politiques partisans. Il est l’un des vice-présidents de l’ASD, l’Alliance pour la Sauvegarde du Dialogue inter-congolais formé à Pretoria au lendemain de l’annonce de l’accord pour la formation d’un Gouvernement intervenu entre l’une des rébellions, le MLC de Jean-Pierre Bemba et le gouvernement de Kabila. (...).

De toute l’histoire de l’opposition congolaise, le RASSOP qui vit avec l’appui du gouvernement belge et de puissances occidentales, financé en partie par l’ex-gouverneur du Katanga, Moïse Katumbi Chapwe, riche demi-frère de Soriano Katebe Katoto, apparaît comme la machine pouvant cette fois défier le pouvoir de Kinshasa.
Le RASSOP fait sa première démonstration de force lors d’un meeting le 31 juillet 2016 à Kinshasa le long du boulevard Triomphal noir de monde avec le retour au pays d’Étienne Tshisekedi. Désormais, de l’avis des observateurs, les années Kabila se comptent au passé.

Mais, évacué fin janvier 2017 en urgence en Belgique, le chef de l’opposition s’éteint le 1er février dans un hôpital à Bruxelles à la suite d’une embolie pulmonaire. Craignant des troubles dans le pays, le régime tarde de rapatrier le corps. Très affaibli par cette disparition, le RASSOP qui n’avait pas prévu une succession à sa tête, est sous le choc alors que les élections approchent. C’est là qu’entre en scène « l’homme de roc ou de choc » qui met en place une stratégie gagnante.

Alors que le corps de l’opposant historique gît encore dans un funérarium en Belgique, à Kinshasa, celui qui est aussi Grand Maître de la franc-maçonnerie congolaise de la Grande Loge nationale du Congo du rite ancien et primitif de Memphis-Misraïm, est à la manœuvre. En mars 2017, il réussit un grand coup : il écarte de la course des prétendants Pierre Lumbi Okongo. Il confie à l’ex-Conseiller spécial en matière de sécurité de Kabila qui a rallié Moïse Katumbi Chapwe, le poste de président du Conseil des sages. Puis, impose à la tête du Rassemblement le fils du «Sphinx», Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo.

Le jour de l’investiture du nouveau président du RASSOP, c’est Kitenge Yesu qui actionne le protocole quand chacun retient son souffle.
Certes, Kitenge Yesu est retourné à nouveau en Belgique. Il ne prend part ni à la réunion de Genève dont il se méfie des fondements et qu’il observe de loin, ni à la campagne du candidat du CACH, Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo.
Jeudi 24 janvier 2019, Kitenge Yesu est à la tribune d’honneur dans les jardins du Palais de la Nation lors de l’investiture du nouveau président. Il avait rejoint Kinshasa la veille. Depuis, l'homme a repris sa place dans le cercle restreint du nouveau pouvoir qui lui reconnaît toute sa puissance.

Ce 8 août 2019, Kitenge Yesu débarque avec le régulier de la compagnie belge SN Brussels qui rapatrie le corps de sa femme, Bateme Bibi Sophie Martine Marie Victoire « endormie » dimanche 28 juillet à Bruxelles.
Avec le Directeur de cabinet du Président de la République, Vital Kamerhe Lwa-Kanyiginy Nkingi et le conseiller principal du Président de la République au collège de la Culture et des Arts, Théophile Tshilumba, je suis sur le tarmac de l'aéroport de N'Djili et je vois un Kitenge Yesu méconnaissable.

Je suis à ses côtés, pendant tous ces jours de deuil.
Dimanche 11 août, devant tous les leaders du Kasaï rassemblés à la Cité des Anges, au 35, avenue ex-Haut Commandement, il me fait l’honneur de me remettre un long et poignant texte, la lettre posthume qu’il a écrite pour sa reine et dont, face à la reine «endormie» devant nous, je donne la lecture (...).

Au cimetière Entre Ciel et Terre, ce dimanche 11 août, quand tous les leaders politiques sont priés de rester dans les tribunes, Kitenge Yesu me prend par la main et me tire à ses côtés.
Avec ses enfants et Jacques Tshimbombo Mukuna qui conduit le programme, nous nous levons. En un groupe familial restreint, nous avançons calmement avec le recueil vers la tombe qui va recevoir le corps.

Ce lien avec celui qui m’appelle «mon fils» et à qui je réponds « mon père », me marque comme jamais.
Que dire des rapports qu’entretient Kitenge Yesu avec le président ? «L’homme Organe» comme l’a surnommé le chef de l’État ou « l’homme Oracle », a le contact direct avec le chef de l'état avec lequel il s’entretient au téléphone tous les deux jours, de qui il reçoit mission de déminer tous les dossiers sensibles.

Après la cérémonie de remise et reprise entre le président sortant et le président entrant, survient une période d’incertitude. Comment le gouvernement va être formé ? Qui va être nommé Premier ministre?
Kitenge Yesu tranche, comme il sait le faire, en liquidant l’un des prétendants et non des moindres. (...).Devant témoin, il annonce avec force son destin à l’informateur. Modeste Bahati Lukwebo prendra la tête du Sénat et qu'il oublie la Primature et cesse de mobilisant des comités de soutien. Avant de le menacer : si vous continuez de rêver Primature, vous perdrez tout ! Dans la soirée, Bahati rend les armes. Il a compris l'ordre.

Kitenge Yesu devait être désigné informateur. Quand le président me reçoit à son bureau à la Cité de l’UA, je pose d’emblée une question en référence avec l’article 78 de la Constitution, je cite: « le Président de la République nomme le Premier ministre au sein de la majorité parlementaire après consultation de celle-ci (...). Si une telle majorité n’existe pas, le Président de la République confie une mission d’information à une personnalité en vue d’identifier une coalition ».

La réponse est directe : « le vieux Kitenge Yesu va être chargé de cette mission. Vous y serez de la partie… ». (...)
Mais le dossier échoue lorsqu’une réunion tenue à Kingakati du 4 au 6 mars 2019 annonce, par un communiqué, que le FCC et CACH se sont mis d’accord pour mettre en place une coalition de gouvernement. (...).

Le jour même de la diffusion de ce communiqué, Kitenge Yesu avec qui j’étais au téléphone cinq ou six fois par jour, parfois à des heures indues, me fait venir en catastrophe à son bureau du boulevard du 30 juin en ville, à côté de l’ancien siège de la banque Rawbank. Quand je fais mon entrée dans son bureau, je vois posés sur sa table de travail un billet d’avion SN Brussels et un passeport et, à même le sol, une petite valise à roulettes.
Je lui dis mon étonnement.

- «Je pars, mon fils», me répond-t-il.
- « Mais où ? Pourquoi aujourd’hui ? »

Je ne reçois aucune réponse. Je suis sous le choc en voyant cet homme partir « à nouveau ». (...).
Cette nuit-là, alors que son avion vole vers Bruxelles, le président de la République rend publique une ordonnance signée le 6 mars portant nomination de son cabinet. Kitenge Yesu est désigné Haut Représentant et Envoyé Spécial du Président de la République. Dans ces fonctions, Kitenge Yesu relève des Services personnels du Président de la République. Je lui fais aussitôt un message qu’il découvre à l’arrivée de son vol.

Je pressens ce grand retour samedi 30 mars 2019 quand un homme qui lui est si proche organise un banquet en sa résidence à Binza Pigeon, avenue Kananga, pour fêter la nomination. En 1990, c’est cet homme qui fit son entrée dans l’hémicycle pendant la Conférence Nationale Souveraine, CNS. Il a une pile des dossiers sous le bras.

Alors que Mobutu est traîné dans la boue par l'opposition et est traité de tous les noms, Jacques Tshimbombo Mukuna, le patron de la sûreté nationale, SNIP, ancienne appellation de l’actuelle ANR, en a marre. Il menace d’éventrer le boa. Il promet qu’on y verra qui a été traité par lui et qui ne l’a pas été. Le lendemain, la plénière de la CNS est clairsemée.
Ce 30 mars, tout le Grand Kasaï est là. Pour Jacques Tshimbombo, c’est « toute la République » qui s’est déplacée à son domicile pour fêter l’événement. Qu'ils soient du FCC ou du CACH, ils sont là.

Peu avant qu’une pluie diluvienne ne tombe sur la ville et ne tente de détruire la rencontre, Kitenge Yesu se réjouit : « Ce soir, la République n’est ni à Kingakati, ni à la Cité de l’Union Africaine. Monsieur le Président de la République honoraire Joseph Kabila, si vous cherchez la République, elle est ici. Monsieur le Président de la République, Chef de l’État Félix Tshisekedi, si vous cherchez la République, vous savez où elle est. Ici se trouvent le FCC, le CACH. L’Ensemble est ensemble avec nous ici… ».

Puis : « Ce soir, je suis le Haut Représentant, sans coloration ni formules mathématiques complexes ! Ma mission, c’est assembler pour la Nation, au nom du Président de la République pour la Paix. Majorité, coalition, cohabitation, n’ont pas tellement de signification pour moi. En Afrique, les Mânes de nos Ancêtres, avec en tête Afra, le Saint Patron de l’Afrique, recommandent que celui ou ceux qui ont gagné les élections assemblent. Qu’elles soient législatives, sénatoriales, présidentielles. L’Afrique de part en part a échoué pour avoir transgressé ce principe immémorial. Le Parlement et le Sénat ne réussiront rien sans le Président de la République. Par voie de conséquence, Lui non plus ne réussira rien sans les autres. Mettons de côté les calculs, voyons le peuple, dont certains d’entre nous parlent peu. Je refuse et je récuse une confrontation entre Kabila et Tshisekedi ».

Il demande à l’assistance de lui dire quel nom porte le plus grand parti du Congo. «Le plus grand parti politique de la RDC se nomme Misère. Qui en connaît le comité directeur et le président ? J’avoue sincèrement que je ne sais pas, vous non plus d’ailleurs. Et pourtant, ce parti couvre les 2 millions et demi de km2 de notre pays. CACH et FCC doivent travailler la main dans la main sans calcul ni calculette ». (...).

Jacques Tshimbombo a ces mots : « Notre devoir de reconnaissance envers le Président de la République est d’autant plus important que la fonction confiée à notre frère lui permet d’occuper une position protocolaire élevée au sein de l’État (…). Ce qui est arrivé à notre frère et ami Yesu est, à vrai dire, le fruit du rôle qu’il a joué dans l’ombre auprès de celui qui, sans que personne ne sache rien, allait inexorablement devenir le Président de ce pays. Yesu a cru de façon inébranlable en Félix. Voilà ce que procure la fidélité à une personne et la foi en elle ». Il poursuit : « Le Président de la République a misé sur un cheval gagnant.

Yesu est un oiseau rare comme en témoigne sa très riche trajectoire politique. Il n’a pas été que grand commis de l’État. Il demeure un grand homme d’État. Le voilà rattrapé aujourd’hui par la politique, lui qui croyait s’en être éloigné pour toujours ». Puis : «Celui qui représente un Puissant est, du coup, un puissant. (…) Notre grande joie est de compter parmi nous quelqu’un qui est très proche du Président de la République ». (...).

L’homme à l’honneur reprend la parole avec une repartie par une note d’humour. «Quand j’ai amené le Grand Kasaï chez le Président de la République le 4 février, personne ne m’a demandé mes coordonnées. Ce soir, je constate qu’il y a une forte demande et je me suis préparé en conséquence. Les cartes de visite du Haut Représentant vous ont déjà été distribuées ». (...).

Sacré Tomatier !
Ses nouvelles fonctions en mains, Kitenge Yesu se déploie comme jamais auparavant. Ses tweets au style cinglant font fureur. Ils sont adulés surtout dans les milieux de « jeunes révolutionnaires ». On sent qu’il annonce toujours ce qui va se produire.
En vérité, je n'ai pas vu un homme autour du Président qui pouvait opposer à Kitenge Yesu un point de vue qu’il ne partageait pas.

Lors des négociations du Palais de la Nation et de la constitution de l’Union Sacrée de la Nation, il est rangé au premier plan. Il constitue les listes et les fait parvenir à la présidence de la République. Sa connaissance de la scène politique le met en position de porter des jugements clés.

Mars 2021. Il n’avait jamais à ce jour été autant sollicité par les acteurs politiques nationaux comme par les chefs des missions diplomatiques. Il n’avait jamais à ce jour autant multiplié les initiatives.

S’il ne quitte jamais une posture qui consiste à se mettre loin des affaires publiques, Kitenge Yesu s’installe jour après jour dans son rôle de Haut Représentant et d’Envoyé Spécial du Président de la République. Il est comme jamais au cœur de la stratégie présidentielle.
Outre des rencontres avec des chefs des missions diplomatiques qui lui rendent continuellement visite à son domicile sur les hauteurs de la ville comme à son cabinet, non loin de là, dans la concession Gulf, il dépense sans compter son temps à recevoir diverses personnalités politiques sous divers formats.

En plein dans sa fonction, il travaille à déblayer la voie en vue de faciliter la réalisation d’une vision politique déclamée par le Chef de l’État. Il ne cesse de me dire « mon fils, tu vas voir le résultat ».
Il m’apprend qu’une importante délégation de personnalités de son ethnie Songyé (Sud-Est), lui a rendu visite, que l’ancien chef de renseignement Kalev Mutondo a, dans le plus grand secret, franchi les deux portails de fer gardés de sa résidence.

Recherché par la justice dans un procès à rebondissement lié aux droits de l’homme, Kalev Mutondo est venu solliciter l’intervention du Haut Représentant espérant qu’il trouverait porte ouverte au Palais de la Nation.
Dimanche 21 mars, ce sont onze députés provinciaux sur les vingt qui forment l’Assemblée provinciale du Lualaba (capitale Kolwezi, l’une des provinces du Katanga démembré) connue pour être l’un des fiefs kabilistes avec le Tanganyka dirigé alors par Zoé Kabila Mwanza Mbala, le jeune frère de l’ex-président, qui franchissent les deux portails. Ils annoncent, depuis cette résidence, leur adhésion à l’Union Sacrée de la Nation « en vue de pérenniser la reconstruction de la province entamée sous la houlette de SEM le Gouverneur Richard Muyej Mangez Mans, accompagné par l’Assemblée provinciale ».

Kitenge Yesu poursuit cette gymnastique avec une délégation de députés du Grand Bandundu (Kwilu, Kwango et Maï-Ndombe) conduite par le Directeur général de la DGDP, la Direction Générale de la Dette Publique, Laurent Batumona Nkhandi Kham, coordonnateur des FPAU, les Forces Politiques Alliées de l’UDPS dont Kitenge Yesu est l’Autorité Morale.

Je n’ai jamais oublié ce jour où il parvînt à réunir dans sa maison, les leaders irréconciliables de la province du Sankuru.
Dans l’histoire, ce moment restera le plus remarquable. Sont présents des députés nationaux, provinciaux, des sénateurs, des personnalités dont l’un des Kabilistes de tous les temps, l’ex-Vice-Premier ministre en charge des Affaires étrangères Léonard She Okitundu avec néanmoins un absent de taille qui en dit long sur l’état d’esprit qui règne dans la nouvelle opposition, le sénateur Moïse Ekanga Lushyma.

L’homme qui est alors président de la Commission économique et financière de la Chambre haute, hier tout puissant financier des programmes sino-congolais (sur papier secrétaire exécutif du Bureau de supervision du programme RDC-Chine, avec siège le long du fleuve à deux encablures de l’Hôtel du Gouvernement) reste à ce point lié à la personne de l’ex-président qu’il sera le dernier des Mohicans à rallier l’Union Sacrée de la Nation s’il y parvient. Si Moïse Ekanga Lushyma s’est annoncé à ces palabres, il a fini par y renoncer prétextant se trouver hors de la capitale. Rarement ceux qui ont des intérêts économiques communs ne sont venus à se détacher.

(...). L’une des réunions s'est déroulée pendant sept heures. C’est après un compromis qu’une réconciliation est scellée. D’abord entre les députés provinciaux et leur gouverneur Joseph Stéphane Mukumadi. Ensuite entre trois frères ennemis Franck Diongo Shamba, Jean-Charles Okoto Lolakombe Okoto et Lambert Mende Omalanga. S’en suit un repas de famille consacrant cette entente.

Une vidéo virale sur les réseaux sociaux immortalise ce moment : à la résidence de Kitenge Yesu, sous sa pergola, l’œil et le doigt en l’air, « l’Organe-Oracle » ordonne : « Je ne veux plus rien entendre qui puisse les diviser. Tout différend est clôt dès maintenant». S’ensuivent deux Amen. Signe d’une reconnaissance de leadership.
Le Sankuru est connu comme pour l’une des provinces du pays les plus difficiles politiquement avec des querelles voire des guerres ethniques vivaces conduisant à des tueries et à des incendies de villages entiers. Qui d’autre pouvait accomplir ce miracle ?

Le fils ne partait jamais en voyage sans le dire à son père. Sur le chemin de l’aéroport, il me faisait toujours venir à son domicile pour me saluer et me souhaiter « bon voyage, mon fils ». Puis : « reviens vite mon fils ».
Grande fut pas ma douleur lorsque contraint et forcé par une invitation pour une dose de Covid-19, j’arrive à Bruxelles le samedi 29 mai 2021 et que lundi 31 mai au matin, un coup de fil retentit sur mon téléphone. Il vient d’un homme proche du Président de la République. L’homme m’explique qu’il a une terrible nouvelle à m’annoncer. « Je vous informe avant d’en informer le Chef… », me dit-il. C’était la disparition de Kitenge Yesu que deux jours auparavant, j’avais été saluer à son domicile sur le chemin de l’aéroport et qui se portait comme un ange !

Je me trouvais alors en voiture pour le centre de vaccination. Sous le choc, je décide d’appeler Jacques Tshimbombo Mukuna pour lui dire qu'après la terrible nouvelle, j’ai décidé d’abréger mon séjour pour retourner au pays le surlendemain jeudi 3 juin.
Réponse surprenante de Jacques Tshimbombo clairement surmené : « Tryphon, tu m’as laissé toute la charge de ton père. Tu reviens jeudi soir, jeudi midi, j’aurai enterré ton père. Tu iras le voir au cimetière ».

Lors des derniers hommages que lui rend la classe politique dans la cour de l’hôpital du Cinquantenaire, le Président de la République est présent en compagnie de son épouse. L’ancien ministre du Budget François Mwamba Tshishimbi qui coordonne le Comité présidentiel de veille stratégique au bureau du Président de la République décrit Kitenge Yesu comme « un organe tant il fut le cerveau moteur des stratégies politiques ayant abouti à la création de l’Union Sacrée de la Nation pour porter la vision du Président de la République ».

Jacques Tshimbombo a ces mots : « Kitenge Yesu était un commis de l’État, loyal et inflexible. Il était l’épée et le bouclier du Président de la République ».
À mon retour au pays ce jeudi-là aux heures de 19:00’, je ne comprends toujours rien à ce qui était arrivé à cet homme que j’avais laissé en parfaite santé. Un homme qui, en période de crise de Covid-19, essayait tous les médicaments, y compris les fameuses plantes découvertes à Madagascar que le président malgache Andry Rajoelina lui avait envoyées et dont il me remit quelques sachets. Kitenge Yesu ne donnait plus la main, ne quittait plus son masque en public, se désinfectait sans cesse les mains.

Je voulus attendre quelques jours pour me ressaisir avant d’aller à la rencontre de Jacques Tshimbombo pour qu’il me dise ce qui s’est passé avec Kitenge Yesu et comment cela s’est passé. Mais le 24 juin au matin, je reçois un message que Jacques s’est éteint dans la nuit. Il s’agit bien sûr d’un fake news comme il y en a sur les réseaux sociaux. Pourtant, ce fut un autre coup de tonnerre en moins d’un mois. Le proche entourage du Président est à nouveau frappé et comment ! Quelle histoire !

Lundi 5 juillet à ces obsèques, je suis présent. Je suis assis deux rangées derrière le Président de la République et son épouse marqués. Je ne comprends pas ce qu’il se passe. Dans l’entourage présidentiel, une page est tournée. (...).
Kkmtry.


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