Une histoire du Congo - De Mobutu à Tshisekedi
  • jeu, 02/05/2024 - 15:25

KINSHASA, PARIS, BRUXELLES.
Le Soft International n°1607|JEUDI 2 MAI 2024.

Bonnes feuilles par Tryphon Kin-kiey Mulumba.

Avait-il un cœur d’artichaut ? Qui ne connaît Ngundu Koyi n’est pas du pays Mbala de Masimanimba. Ngundu Koyi ou Ngundu Sala Koyi, ce territoire du lion ! Pas une chèvre n’y allait brouter l’herbe sans se trouver face au félin ! Pas un membre de la gent féminine ne pouvait lui résister sur son territoire !

Longtemps, j’ai abhorré ce surnom donné à mon père par la contrée.
Il semble qu’au gré de nos déplacements dans les secteurs de Kitoy et de Mokamo, Joseph Kinkiey « Ngundu Koyi/Ngundu Sala Koyi » fit des conquêtes tant il fascinait ! Avait-il un cœur d’artichaut ?

À mon père, je ne connaissais que deux épouses. Originaire du village de Kindundu dans le secteur de Kitoy, Marie-Louise Ngamaboko est ma mère. Deuxième de ses enfants, je compte Charlotte, ma sœur aînée et Jean, mon frère cadet. Je compte des petites sœurs, Josée, Claire, Sophie, Léonie, Bébé. Je compte deux demi-sœurs, Jacqueline et Valentine et un demi-frère Grégoire, l’aîné de trois garçons. Je suis le deuxième de ces garçons.
Nous avons grandi dans une famille fusionnelle.

Les deux épouses de mon père s’entendent comme larrons en foire. Marie-Louise appelle « Ya » (aîné/e en langue Mbala) l’autre épouse issue du village de mon père, Pukusu, dans le Mokamo. Si mon père choisit Marie-Louise comme celle avec qui il achève sa vie, les enfants nés du premier lit restent à la maison.

Au fond, je ne me souviens pas avoir assisté à une montée de fièvre chez nous.
Joseph Kinkiey est agent à la C.K.É, la Compagnie du Kasaï et de l’Équateur, une société belge qui produit et exporte de l’huile de palme. Sur la noix cueillie dans des palmeraies quand des villageois montent par une corde sur le long tronc lisse de l’Elaeis d’où ils détachent le régime de fruits, les Belges s’appliquent à construire une toile d’araignée à même de démarrer le développement.

En ces années-là, Kitoy et Mokamo comptent un réseau de transport, des pistes carrossables, des ponts et des bacs, des camions d’évacuation, une flotte de barges, des usines de transformation, des écoles, des centres de santé, des plantations d’élevage, des abattoirs, des chambres froides, des magasins de commerce général, etc. Si les contraintes, les abus, les conflits fonciers sont légion, le palmier à huile fait de la C.K.É la Gécamines du pays Mbala.

Sur le continent africain, le Congo est alors le premier exportateur d’huile de palme et, au monde, le deuxième après les Indes.
Ngundu Koyi/Ngundu Sala Koyi est chef magasinier à la C.K.É. Il est rare qu’en deux ans, mon père ne quitte pas un centre commercial pour un autre. Si ce perpétuel tour dans la contrée ne facilite pas la scolarité des enfants, il assoit la famille dans l’imaginaire collectif. Nul doute, mon parcours à venir tire profit de ce nom que je porte : Tryphon Kin-kiey Mulumba, fils de magasinier.

Mes amis me regardent avec envie. Ils croient que chez nous, on ne meurt jamais de faim ; que la sardine et le bœuf en conserve, la morue séchée et la sauce tomate, des aliments à succès des chaînes alimentaires belge, grecque et portugaise, qui font défaut dans d’autres maisons, sont à notre portée. À dire vrai, cette posture est loin d’être fausse.
C’est le lieu de dire ma pleine reconnaissance à mon père Joseph et à mère Marie-Louise.

JE SUIS FILS DE MASIMANIMBA.
Je suis né à un poste C.K.É, la Compagnie du Kasaï et de l’Équateur, juché sur la colline qui surplombe Moshi, la rivière qui sépare Kindundu de Kindambi. Un 4 septembre ? Tout jeune, j’ai retrouvé une carte de naissance tellement abîmée. J’ai pris acte.

C’est à Kindambi, dans le territoire de Masimanimba familièrement appelé Masi que Joseph fait connaissance de Marie-Louise qui deviendra sa compagne de vie. Grand-mère Gona n’a eu de cesse de me raconter certains soirs quand il m’arriva de passer des vacances chez elle, comment elle s’enflamma à la vue de cet étranger à la peau claire et à la voix de baryton et comment elle flancha quand il lui demanda si elle accepterait de devenir sa belle-mère. Grand-mère n’a que des belles histoires sur ce bel homme venu d’ailleurs…

Hélas ! Kindambi, peu à peu, disparaît de la carte.
Aujourd’hui, en me rendant à la cité de Kitoy, le chef-lieu du secteur du même nom, je m’aperçois que les cinq ou six maisons de paille restées en place se vident chaque jour de leur population. C’est toujours quatre ou cinq femmes couvertes d’un pâle pagne portant chacune un bébé et une multitude d’enfants de même taille qui accourent vers mon véhicule à chaque fois que je passe. En chants et danses, ils scandent sans arrêt « Kinkieyi, Kinkieyi, Kinkieyi, Kinkieyi, Kinkieyi, Kinkieyi ».

Une façon de me dire que je suis l’un des leurs ? Un geste de reconnaissance qui m’émeut et qui fait que je ne peux passer sans m’arrêter. Je me demande toujours si ces enfants savent qui je suis ou s’ils savent que je suis aussi de ce village tombé en ruines et si leur chant n’est pas une interpellation.

Marie-Louise Ngamaboko est issue d’une grande famille unie.
S’il arrive que le bon vivant Joseph Kinkiey se déleste de ses charges de père, sœurs, frères, cousins, cousines de ma mère et ma grand-mère me prennent en charge. Ils sont tellement nombreux. Je n’oublierai jamais et je me rappelerai à jamais Ma Miyambi, Ma Nsiasa, Ma Membila, Ma Suzanne, Ngwashi Kabemba, Ngwashi Martin, Ngwashi Mubalu, Ngwashi Munyonga, etc., des personnes que j’ai tant aimées.

Au fond, je dois aussi ma réussite à cette fratrie. A-t-elle senti, dès le départ, que je serais la chance de la famille ? À tour de rôle, chacun m’accueille chez lui et s’assure que rien ne me manque. Je suis reçu dans chacune de ces familles comme membre à part entière. Je leur dois vraiment toute ma reconnaissance. Ngwashi Martin va jusqu’à extraire de sa valise ses plus belles chemises de couleur blanche pour me les offrir.

Malgré nos fréquents déplacements, je sais, à chaque instant, où je me rendrai en congé de Pâques ou à celui de Noël et où j’irai passer les grandes vacances. Au rythme de ces mutations, j’ai bourlingué à Kalonda, Saka, Kitoy, Mokamo, Yasa, etc., dans ce pays Mbala, Yansi, Ngongo, Songo, Wungana, Suku, etc.

Mais, au fond, j’avoue être un produit de la Congrégation des Frères Joséphites de la mission catholique de Kinzambi, dont le siège est à Kinzambi à un jet de pierre de Kikwit, la grande ville du Kwilu. Une Congrégation fondée le 24 septembre 1937 par un missionnaire jésuite belge, le père Joseph Guffens.

C’est à l’ISMY, l’Institut Sainte Marie de Yasa, une école des Frères Joséphites dans le territoire de Masimanimba, que je débute mes années de secondaire. À la lisière d’un bois, nos dortoirs ressemblent à d’immenses hangars. À la tombée de la nuit, à 19:00’ précises, dans les années 1960, un frère joséphite donnait un coup de sifflet.

Moment de tout arrêter pour nous rendre dans nos dortoirs et nous coucher sur des nattes de raphia posées sur un sol de ciment mais pas avant de nous être mis à genoux et de faire une prière à haute voix implorant le Seigneur Dieu afin qu’il donne la mort au premier ministre du pays Patrice-Émery Lumumba !
Jeunes à l’école catholique dans ce pays de l’artiste-chanteur Baudouin Mavula, sans que personne ne nous dise rien, nous étions convaincus que Patrice-Émery Lumumba était le diable que Dieu devrait punir sans attendre. La crise dans la capitale Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa) bat son plein.

Proclamée le 30 juin 1960, l’Indépendance tourne au cauchemar. Le premier ministre a outragé la Belgique. Au siège du parlement, à Léopoldville, devant le roi des Belges Baudouin 1er, Patrice Lumumba venait de prononcer un discours au vitriol non inscrit au programme. (...).

Face à cet incident majeur, le clergé catholique a choisi son camp. En pleine guerre froide, présenté comme un pro-communiste, Patrice Lumumba est pour l’Occident l’homme à abattre. Invité à Washington, l’administration américaine lui propose un appui politique contre un appel aux firmes américaines mais Lumumba repousse l’offre. Le Premier ministre veut voir les Congolais bénéficier des richesses de leur pays. « Un manque flagrant de coopération faisant de lui un électron libre à éliminer », écrit Arnaud Zacharie. (...).

Le 5 septembre 1960, peu après 20:00’, le président de la République Joseph Kasavubu annonce à la radio que Lumumba a trahi la tâche qui lui avait été confiée. Le texte a été rédigé par le ministre belge des Affaires étrangères Pierre Wigny. Kasavubu énumère les griefs retenus contre le Premier ministre et en tire les conséquences : « J’ai jugé nécessaire de révoquer immédiatement le gouvernement ».

Kasavubu annonce en même temps avoir révoqué des ministres lumumbistes : Rémy Mwamba, Christophe Gbenye, Anicet Kashamura, Antoine Bolamba, Jacques Lumbala, Antoine Gizenga.
Une heure plus tard coup de théâtre : sur les mêmes ondes, à trois reprises, le Premier ministre révoqué annonce, à son tour, avoir démis le président de ses fonctions. La confusion atteint son comble.

Le 14 septembre, Joseph-Désiré Mobutu, commandant en chef des forces armées nommé par Lumumba, annonce que « l’Armée nationale congolaise a décidé de neutraliser le Chef de l’État, les deux gouvernements rivaux en présence ainsi que les deux chambres législatives. Les politiciens pourront ainsi avoir le temps d’essayer de se mettre d’accord afin de mieux servir l’intérêt supérieur du pays ». (...).

Placé à résidence surveillée sous la garde de l’armée de Mobutu et des casques bleus des Nations Unies, Lumumba s’évade en novembre 1960. Il est retrouvé peu après par un hélicoptère de l’armée fourni par les États-Unis. Arrêté, ramené dans la capitale, extradé au Katanga chez ses pires ennemis, il est assassiné le 17 janvier 1961.

Le clergé catholique crie victoire.
Mais à Léopoldville, la crise politique s’intensifie. (...).
Si l’annonce de la mort de Lumumba fragilise le gouvernement à Léopoldville, celui-ci cherche à désamorcer la crise en ouvrant des négociations entre les deux gouvernements, menées en mars à Stanleyville par Cléophas Kamitatu Massamba, un autre originaire du Kwilu, l’un des fondateurs, avec Antoine Gizenga, du parti PSA, le Parti Solidaire Africain.

Gizenga accepte les conseils de son frère et regagne Léopoldville. (...).
En 1963, c’est un autre fils du Kwilu, Pierre Mulele qui fait parler de lui dans le pays.
Ancien ministre de l’Éducation nati111onale dans le gouvernement Lumumba, Mulele est à Stanleyville, de 1961 à 1964, à la tête du gouvernement Gizenga comme premier ministre. À la base de la création d’un Conseil National de Libération, CNL, Mulele lance une rébellion féroce, les Simba, qui fait sombrer le Kwilu dans des massacres.

Deux territoires, Idiofa et Gungu, sont particulièrement touchés. Écoles et couvents des religieux chrétiens dévastés, dignitaires catholiques européens égorgés vif. En juin 1964, la rébellion abat, dans une embuscade, le chef d’état-major de l’armée nationale. Grâce à l’appui de la Belgique et des États-Unis, l’armée gouvernementale parvient à la vaincre. En septembre 1968, Mulele quitte le Kwilu, se rend au Congo-Brazzaville où il trouve refuge. Mais Mobutu lui tend un piège. Il dépêche son ministre des Affaires étrangères Justin-Marie Bomboko Lokumba is Elenge pour négocier le retour de Mulele en lui promettant l’amnistie générale décrétée dans le pays.

Le 29 septembre, en compagnie du ministre Bomboko, Mulele regagne Léopoldville où il est arrêté le 2 octobre.
Un tribunal militaire siégeant à huis clos dans un lieu secret condamne à mort « l’héritier spirituel de Lumumba ». Dans la nuit du 2 au 3 octobre, alors qu’il était toujours vivant, ses tortionnaires lui arrachent les yeux, les oreilles, le nez, les parties génitales, lui amputent les membres et jettent le tout dans le fleuve. Le Congo-Brazzaville n’avale pas cet épisode. S’ensuit la guerre des ondes. Les relations diplomatiques sont suspendues. Dix ans plus tard, bis repetita. La mère de Mulele et l’un de ses fils sont tués à leur tour. Le Kwilu est dans le viseur de Mobutu. (...)

Le système électoral congolais est au cœur d'un débat récurrent. Mais la classe politique refuse de l'aborder avec franchise. Avec la grande suspicion qui couve, le courage est mauvais conseiller. Quitte à apprêter des dossiers, à les conserver prudemment dans des tiroirs en attendant qu'un jour arrive.

Parmi les problèmes qui se posent à notre système électoral, il y a son mode électoral.
Quand un pays fait face à une crise économique et financière systémique, que le budget de l’État n'atteint pas les 5 milliards de $US, son système de santé inexistant tout comme ses infrastructures routières et autres, que la pauvreté et la misère sont légion, qu'est-ce qui explique, hormis l'irresponsabilité politique, que le Congo doive consacrer à ses élections des sommes aussi pharaoniques de plus de 1 milliard de $US quand dans la sous-région, des pays disposant d'un budget trois ou quatre plus élevé à celui du Congo, attribuent quelques millions aux dépenses électorales ? C'est un débat qui aurait dû être mis à l'agenda politique et lancé depuis de longues années. Il aurait réglé nombre d’avatars qui bloquent le pays.

Dans ses meetings populaires légendaires, Mobutu l’aurait abordé et aurait obtenu un consensus. Autres temps autres mœurs ?
Je veux être clairs. Il n’est nullement question d'éviter les élections ou d’enterrer la démocratie. Mais si une élection dénote une volonté d'ouverture démocratique, il en faut plus pour la démocratie. La question de fond consiste à éviter que les élections ne viennent compromette le développement.

Si ce modèle de représentation a pris corps à l’étranger et qu’il est imposé à nos pays par les Occidentaux, nos pays ne devraient jamais oublier les réalités spécifiques africaines. L’Occident n’est arrivé à la démocratie tant vantée qu’après des guerres, ce qui signifie des contestations, et après des régimes de terreur qui ont permis l’érection de ces pays par la construction des infrastructures.

L’image d’un avion au sol en train de faire le taxi a toujours fasciné mon esprit. Pense-t-on que cet avion peut prendre l’air si, en voulant décoller, les passagers ne restent pas assis, ne se passent pas la ceinture, que certains font irruption dans le cockpit en menaçant le pilote avec une arme ? Nos pays n’y vont-ils pas trop vite dans ce modèle sans s’être assurés le règlement des préalables ? Comment imposer un choix de liberté, d’indépendance qu’implique le vote dans la grande misère, dans la grande pauvreté ? Comment éviter les avatars auxquels nos pays font face en permanence ? Il faut se demander si ce système imposé de l’extérieur n’est pas en soi un piège à l’essentiel, à savoir, le développement qui permet au peuple de boire, de manger, de circuler, de se soigner, d’envoyer les enfants à l’école, etc., préalable à tout.

Autre débat du mode électoral congolais : il porte sur la possibilité pour un candidat indépendant d'obtenir un mandat électif. Nul doute, le principe de liste électorale avec plusieurs noms prenant la course offre un avantage aux partis et aux regroupements politiques. Les listes des partis et regroupements multiplient les chances d'obtenir un mandat voire plusieurs mandats alors que celle d’un candidat indépendant ne comporte qu'un seul nom. Du coup, ce candidat doit s’investir plus que les organisations politiques s’il veut rester dans la course et gagner.

Quand le 30 juillet 2006 ont lieu les premiers véritables scrutins du pays, aucun observateur ne donne une chance à un candidat indépendant. Les candidats indépendants avaient même été dissuadés d’aller en course. Pourtant, ces scrutins verront une soixantaine d’élus dans une assemblée composée de 500 députés.
Au fond, j'ai en effet toujours pensé que les élections de 2006 ont porté au pouvoir cinq personnalités.

Il y a Jean-Pierre Bemba. Dans l'ex-province de l'Équateur et à Kinshasa, deux fiefs du leader du Mouvement de Libération du Congo créé en 1998, le fait de se réclamer de ce leader fut un plus. Sa rébellion dans la région de l’Équateur où elle avait installé son siège à Gbadolite, menée contre le régime Kabila, avait été perçue généralement positivement dans le pays même si le 24 mai 2007 un mandat d’arrêt international lancé le 16 mai 2007 par la Cour Pénale Internationale de La Haye avait conduit à son arrestation dans sa maison de Waterloo, en Belgique avant qu’un tribunal à La Haye ne le reconnaisse coupable de crimes de guerre (meurtre, viol et pillage) et de crimes contre l’humanité (meurtre et viol) commis en Centrafrique par ses soldats en 2022-2003. Bemba sera condamné à 18 années de prison par la Cour Pénale Internationale avant d’être acquitté le 8 juin 2018. Il aura passé 10 ans derrière les barreaux.

Le deuxième gagnant de ces scrutins fut Étienne Tshisekedi wa Mulumba. Dans le Kasaï, au centre du pays, terre de naissance de l'homme appelé aussi « l’opposant historique », nul autre candidat, de l'opposition ou, encore moins, du pouvoir de Kabila, ne pouvait être élu s’il n’avait été adoubé par « le Sphinx », autre appellation de Étienne Tshisekedi wa Mulumba. Dans certaines circonscriptions du pays, il suffisait « d’avoir été vu avec lui, pendant la campagne », pour engranger des voix.

Le troisième homme est Joseph Kabila Kabange. Dans nombre de fiefs du Sud-Est du pays, dans l’espace swahiliphone, au Kivu et dans le Katanga, se réclamer du président de la République, apportait des voix même si le bilan du pouvoir n’était pas brillant.

Chef du plus ancien parti politique du Congo, le Parti Lumumbiste Unifié proche du communisme, créé le 24 août 1964, Antoine Gizenga Fundji a fait élire dans l'ex-Bandundu. Dans des villages profonds du Kwilu, ce compagnon de Patrice Lumumba dont il fut vice-Premier ministre sans fonctions en 1960 et Premier ministre de la République libre du Congo en 1961 avec siège à Stanleyville (aujourd’hui Kisangani), est vénéré par des personnes de la tranche d’âges avancés. Sa fuite de Léopoldville à Stanleyville après l’arrestation et l’assassinat de Lumumba, son arrestation et son emprisonnement à Bula-Mbemba de janvier 1962 à juillet 1964, la rébellion de Pierre Mulele en 1964 dans le Kwilu et son long exil de 1965 à 1992 après ses ennuis avec Mobutu, ont fait de lui une icône. Dans le territoire de Gungu dont il est originaire, dans celui voisin d’Idiofa, dont fut originaire son partisan le plus fieffé Pierre Mulele, l’influence de son ethnie Pende et celle des Ambuun de Mulele, pèse dans les calculs.

Le cinquième homme de ces scrutins est le candidat indépendant.
Quand un groupe de jeunes étudiants de ma contrée me rend visite à l’hôtel InterContinental où, après mes années d’exil, je loge et me demande de m’engager dans la politique en prenant la course aux législatives, je suis un peu stupéfait. La politique pour quoi faire ? Dans quel but ?

J’ai dans la vie ce qu’il me faut. Une entreprise qui me permet de boucler mes fins du mois. J’ai trois ou quatre maisons où je me rends quand il m’arrive de me mouvoir. J’entends ce que m’a dit un jour un des responsables de Reuters venu de Londres pour une visite à Kinshasa.
-« Monsieur Kin-kiey, dans la vie, je n’ai besoin que d’un lit pour me coucher… Pourquoi se soucier ? »
Mais quand je pousse plus loin la réflexion, je m’aperçois que finalement, il ne s’agit pas de moi ! Il s’agit des miens. Il s’agit de la population ; il s’agit du Congo !

Comment aider les miens, comment aider la population, comment aider le Congo si on ne s’engage pas en politique et si on n’essaie pas d’inventer quelque chose ? Ne s’agit-il pas d’un pays où tout est politique ?
Et, cette phrase qui conclut tout connue de tous du Comte de Montalembert (1810-1870) : « Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même ».
Ma décision est prise : je me lance mais je décide de faire le choix de n’adhérer à aucun parti politique. J’irai aux législatives comme candidat indépendant et dans la circonscription de Masimanimba, au Kwilu.

Je pars d’une analyse simple. Certes, j’habite Kinshasa, dans la commune de Ngaliema. Dans la capitale, j’ai le choix entre deux circonscriptions où je crois disposer de solides ancrages : La Lukunga qui comprend six communes - Barumbu, La Gombe, Kinshasa, Kintambo, Lingwala, Mont Ngafula, Ngaliema. Cette dernière est ma commune de résidence. Il suffit de m’y mettre. Aucun doute de lever un siège. L’autre est la Tshangu composée de cinq communes : Kimbanseke, Maluku, Masina, Ndjili et Nsele. Une circonscription majoritairement peuplée de ressortissants du Grand Bandundu, du Kwilu et de Masimanimba. Mon nom est bien connu chez les miens et chez d’autres.

Dans un pays où dans une élection, la sociologie est une référence, il n’y a aucun doute : je n’aurais aucun mal à gagner un nombre de voix suffisant pour être élu.
Mais je pousse plus loin ma réflexion. La campagne électorale est un moment d’identification et de reconnaissance. C’est le moment de promesses par le déploiement d’un rêve, d’une vision d’avenir. Si j’ai une vision pour la société congolaise et puisque j’en ai une pour ma société, faut-il déployer celle-ci dans une capitale relativement développée ou dans l’arrière-pays qui vit des conditions infra-humaines ?

Puisque ces scrutins s’annoncent comme les premiers véritables scrutins libres et indépendants depuis l’accession du pays à l’Indépendance, ne faut-il pas tenter de faire rêver les miens ?
Je suis à 90% Mbala et 10% Yansi. Je suis originaire du secteur de Kitoy par ma mère et de celui de Mokamo par mon père. Deux secteurs de Masimanimba où le nom de mon père « Ngundu Koyi » ou « Ngundu Sala Koyi » est trop connu. Ne sont-ce pas des atouts que nombre de candidats ne peuvent avoir ?
Ma décision prise est irrévocable. Je me présenterai comme candidat indépendant à ces premières législatives libres et ouvertes d’après-indépendance. Mais je veux être utile. Donc, je me présente dans Masimanimba convaincu qu’en déployant une vision, je vais faire bouger mon territoire d’origine.

Quand je lance ma campagne, celle-ci est à la fois forte et originale que très vite la population me trouve un surnom. C’est « Ya Khala » en langue Mbala (l’aîné/le Grand Crabe), ce crustacé de nos cours d’eau difficile à capturer par les mamans quand elles vont en campagne de pêche. D’autres me préfèrent « Ngulungu Sidu Muneni » en langue Mbala, le gros animal de nos savanes susceptible d’être consommé sans fin par la contrée. D’autres encore optent pour la langue Kikongo parlée dans la partie Ouest du pays. Ils m’appellent « Bakala Ya Ngolo », l’homme fort. Nul doute, Masimanimba a fort envie de son fils.

C’est logiquement qu’aux élections du 30 juillet 2006, je suis élu député national sur 8.755 candidats. Je suis candidat indépendant élu sur 702 candidats indépendants inscrits à travers le pays. Au total, 63 députés indépendants ont été proclamés lors de ces législatives. Dans ma circonscription de Masimanimba, je figure sur une liste de six élus dont quatre viennent du PALU, le Parti Lumumbiste Unifié.

Au Kwilu, nul doute, Antoine Gizenga a raflé la mise.
Avec des collègues et amis députés indépendants, j’ai constitué le groupe parlementaire politiquement le plus puissant, le GPI, Groupe Parlementaire des Indépendants que je préside.
Composé de personnalités clé venant de tout le pays, on y compte notamment Baudouin Banza Mukalayi Nsungu, Katanga ; Athanase Matenda Kyelu, Maniema ; Modeste Bahati Lukwebo, Sud-Kivu ; Christophe Mboso Nkodia Pwanga, Kwango ; Alexis Thambwe Mwamba, Maniema ; Raymond Tshibanda N’tunga Mulongo, Kasaï.

J’ai accompli tout mon mandat à l’Assemblée nationale où j’ai également été élu président du Caucus du Grand Bandundu avant d’en confier la présidence au patriarche Joseph N’singa Udjuu Ungwankebi Untube qui le désirait tant puisqu’un jour, il m’apostropha en public, lors d’une plénière, en ces termes : « Kin-kiey, moi, ton Vieux, je suis encore là, en vie. Et toi, tu présides le Grand Bandundu. Faut me donner cette présidence… Tu la prendras après moi…».
Aux prochaines législatives du 28 novembre 2011, je me présente à nouveau dans mon fief à Masimanimba où je suis réélu. Cette fois, le PALU ne compte qu’un député sur les six de la circonscription.

Nul doute, le PALU, qui a été aux affaires pendant toute la législature passée, n’a pas réussi à faire rêver. Ce parti, l’un des plus anciens du pays, a entamé sa descente aux Enfers. Après la mort de Gizenga le 24 février 2019 à Kinshasa, le PALU est fracassé comme nul autre parti à ce jour. Chacun des prétendants à la succession de l’icône lumumbiste s’arrache sa part du gâteau laissé mais l’homme qui a le plus marqué ce parti en prenant la succession de Gizenga à la tête du Gouvernement, à savoir, Adolphe Muzitu Fumunsi qui fut ministre du Budget, a senti le navire chavirer et l’a quitté en prenant ses cliques et ses claques. (...).

« JE VOUS LE DIS AVANT DE LE DIRE AU CHEF ».
Il est connu comme « l’homme qui avait mangé de la tomate et de la salade crues avant l’indépendance ».
Le 24 avril 1990, au lendemain du discours « comprenez mon émotion » de Mobutu, Henri Dionga qui s'est débaptisé Kitenge Yesu Nz., est co-fondateur du FCN, le Front Commun des Nationalistes, parti politique se réclamant de l’opposition. Certains ont présenté ce parti comme une création du maréchal en fin de course.

Kitenge Yesu s’y trouve avec son mentor Antoine Mandungu Bula Nyati, sans doute une puissance dans le cercle restreint de Mobutu et avec Me Gérard Kamanda Wa Kamanda qui fut successivement Secrétaire général adjoint de l’Organisation de l’Unité Africaine, OUA, et plusieurs fois ministre ou Vice-premier ministre en charge de la Justice, en charge de l’Intérieur, en charge des Affaires étrangères, ministre de la Recherche scientifique.

Après un passage à l’opposition radicale à Limete dans l’USORAL, Union Sacrée de l’Opposition Radicale (avec l’UDPS) et, après le départ de Jean Nguz a Karl i Bond, Kitenge Yesu est nommé ministre de l’Information.
Formé dans les pays communistes, c’est un homme de roc. Il dit en avoir tout vu dans la vie. Kitenge Yesu va jouer un rôle clé auprès de Mobutu à son dernier souffle. Le maréchal qui redoute l’indépendance d’esprit et les coups de boutoir de cet homme, en profite pour mettre à l’épreuve ses généraux en les dirigeant vers lui quand ils veulent l’affronter.

Le maréchal cherche à atténuer la maladie en état avancé qui l’emportera. Il est si convaincu des choix que Kitenge Yesu opère qu’il ne s'offusque de rien quand il lui envoie des têtes brûlées.

Reparti en Belgique après la chute de Mobutu, revenu au pays après le Dialogue inter-congolais, Kitenge Yesu renoue avec la politique mais fait ses adieux publics quand il sent que le groupe auquel il appartenait, celui de Léon Kengo wa Dondo, l’a trahi. S’il prend le chemin de l'ancienne puissance coloniale où vit sa famille, Kitenge Yesu resurgit les 8 et 9 juin 2016 à Genval, dans la banlieue de Bruxelles. C'est là que des opposants anti-Kabila mettent en place le RASSOP, Rassemblement des forces politiques et sociales de l'opposition acquises au changement en République Démocratique du Congo. Kitenge Yesu venait ainsi publiquement de signer son retour à la politique.

Deux structures forment le RASSOP, un Conseil des sages où siègent des représentants des partis politiques présidé par Étienne Tshisekedi wa Mulumba et une Coordination des actions. Kitenge Yesu y est membre.
À 84 ans, l’opposant éternel (anti-Mobutu, anti-Kabila père, anti-Kabila fils) s’annonce pour la deuxième fois à la présidentielle de 1998. Mais il est fatigué et malade. Depuis deux ans, il séjourne en Belgique pour des raisons de santé.

C’est là, face à la détérioration de la situation politique au Congo avec le report des élections, que des membres de l’opposition avec en tête Soriano Katebe Katoto et le G7, un groupe de sept partis politiques coalisés, le rencontrent pour constituer ce rassemblement anti-Kabila.
Soriano Katebe Katoto, l’ex-homme d’affaires du Katanga sous le régime Mobutu avait fait parler de lui au Dialogue inter-congolais. D’abord à Gaborone au Botswana, ensuite à Addis-Abeba en Éthiopie, puis à Sun City, en Afrique du Sud. Soriano Katebe Katoto manifeste une ambition politique réelle.

Il constitue un groupe d’hommes politiques partisans qui compte Gérard Kamanda wa Kamanda, Joseph Olenghankoy Mukundji, Justine M’Poyo Kasa-Vubu. Il est l’un des vice-présidents de l’ASD, Alliance pour la Sauvegarde du Dialogue inter-congolais formée à Pretoria au lendemain de l’annonce de l’accord pour la formation d’un Gouvernement intervenu entre l’une des rébellions, le MLC de Jean-Pierre Bemba et le gouvernement de Kabila. L’ASD qui compte en son sein notamment l’ex-rébellion du RCD-Goma soutenue par le Rwanda, est présidée par Étienne Tshisekedi wa Mulumba.(...).

De toute l’histoire de l’opposition congolaise, le RASSOP qui vit avec l’appui du Gouvernement belge et de certaines puissances occidentales, financé par l’ex-gouverneur du Katanga, Moïse Katumbi Chapwe, riche demi-frère de Soriano Katebe Katoto, apparaît comme la machine pouvant cette fois véritablement défier le pouvoir. Le RASSOP fait sa première démonstration de force lors d’un meeting le 31 juillet 2016 à Kinshasa, le long du boulevard Triomphal noir de monde avec le retour dans la capitale d’Étienne Tshisekedi wa Mulumba. Désormais, de l’avis des observateurs, les années Kabila se comptent au passé.

Mais, évacué fin janvier 2017 en urgence en Belgique, le chef de l’opposition s’éteint le 1er février dans un hôpital à Bruxelles à la suite d’une embolie pulmonaire. Craignant des troubles dans le pays, Kabila traîne à autoriser le rapatriement du corps de l’opposant. Très affaibli par cette disparition, le RASSOP qui n’avait pas prévu la succession à sa tête, vit sous le choc alors que les élections approchent à grands pas. C’est là qu’entre en jeu « l’homme de roc ou de choc » qui met en place une stratégie gagnante.

Alors que le corps de l’opposant historique gît encore dans un funérarium en Belgique, à Kinshasa, celui qui est aussi Grand Maître de la franc-maçonnerie congolaise de la Grande Loge nationale du Congo du rite ancien et primitif de Memphis-Misraïm, est à la manœuvre. En mars 2017, Kitenge Yesu réussit un coup de génie : il écarte Pierre Lumbi Okongo de la course des prétendants. Il confie à l’ex-Conseiller spécial en matière de sécurité de Kabila qui a rallié Moïse Katumbi Chapwe, le poste de président du Conseil des sages.

Kitenge Yesu impose le fils du « Sphinx », Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo à la tête du Rassemblement comme président, poste qui n’avait été prévu par aucun texte. Le jour de l’investiture du nouveau président du RASSOP, c’est Kitenge Yesu qui actionne le protocole quand chacun retient son souffle. Certes, Kitenge Yesu est retourné à nouveau en Belgique. Il ne prend part ni à la réunion de Genève dont il se méfie des fondements comme des résultats attendus mais qu’il observe de loin, ni à la campagne du candidat du CACH, Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo.

Jeudi 24 janvier 2019, Kitenge Yesu est à la tribune d’honneur dans les jardins du Palais de la Nation lors de l’investiture du nouveau président de la République. Il avait rejoint Kinshasa la veille. Depuis, l'homme a repris sa place dans le cercle restreint du nouveau pouvoir qui lui reconnaît toute sa puissance.
Ce 8 août 2019, Kitenge Yesu débarque avec le régulier de la compagnie belge SN Brussels qui rapatrie le corps de sa femme, Bateme Bibi Sophie Martine Marie Victoire « endormie » dimanche 28 juillet à Bruxelles.

Avec le Directeur de cabinet du Président de la République, Vital Kamerhe Lwa-Kanyiginy Nkingi et le conseiller principal du Président de la République au collège de la Culture et des Arts, Théophile Tshilumba, je suis sur le tarmac de l'aéroport de N'Djili. Je vois un Kitenge Yesu physiquement défait. Je reste à ses côtés pendant ces jours de deuil.
Samedi 10 août, devant tous les leaders du Kasaï rassemblés à la Cité des Anges, au 35, avenue ex-Haut Commandement, il me fait l’honneur de me remettre un long et poignant texte. La lettre posthume qu’il a écrite à sa reine et dont, face à la reine « endormie » devant tous, je donne lecture.

Au cimetière Entre Ciel et Terre, ce dimanche 11 août, quand tous les leaders politiques sont priés de garder leurs places dans les tribunes, Kitenge Yesu me prend par la main et me tire à ses côtés. Avec ses enfants et Jacques Tshimbombo Mukuna qui conduit le programme, nous nous levons. En un groupe familial fermé, nous avançons avec le cercueil à pas de tortue vers la tombe qui va recevoir le corps de la reine. Ce lien avec celui qui m’appelle « mon fils » quand je réponds « mon père », me marque à jamais.

Que dire des rapports qu’entretient Kitenge Yesu avec le président ? «L’homme Organe» comme l’a surnommé le chef de l’État ou «l’homme Oracle», a le contact direct avec le président avec lequel il s’entretient au téléphone tous les deux jours, d'où il reçoit mission de déminer tous les dossiers sensibles. En février 2011, devant témoin, il reçoit la charge d’annoncer avec force en sa résidence son destin à l’informateur Modeste Bahati Lukwebo.

Bahati prendra la tête du Sénat. Qu'il oublie de rêver d’être premier ministre et cesse de mobiliser des comités de soutien dans sa province. Puis de le menacer : « Sachez que si vous continuez de rêver Primature, vous perdrez tout » ! Dans la soirée, Bahati rend les armes. Il a compris l'ordre. Il ira à la chambre haute.
Au lendemain de la cérémonie de remise et reprise entre le président sortant et le président entrant qui a lieu le 25 janvier 2019, survient une période d’incertitude. Comment le gouvernement va être formé ? Qui va être nommé Premier ministre ?

Kitenge Yesu devait être désigné informateur. Quand le président me fait venir à son bureau à la Cité de l’UA, relancé avec détermination par un membre proche du cercle fermé du président de la République rencontré à l’entrée du bureau, je pose d’emblée une question au chef de l’État en référence à l’article 78 de la Constitution, je cite : « le Président de la République nomme le Premier ministre au sein de la majorité parlementaire après consultation de celle-ci (...).

Si une telle majorité n’existe pas, le Président de la République confie une mission d’information à une personnalité en vue d’identifier une coalition ». La réponse est directe : « Bien sûr, Prof (comme il m'appelle, ndrl). Le vieux Kitenge Yesu va être chargé de cette mission. Vous serez de la partie… ». En sortant du bureau du Chef de l’État et, sans perdre une minute, j’en fais part au Directeur du bureau du président de la République (...).

Je veux m’assurer du suivi de ce dossier. J’en informe aussi Kitenge Yesu. Mais le dossier échoue lorsqu’une réunion tenue à Kingakati du 4 au 6 mars 2019 annonce, par un communiqué conjoint, que le FCC et CACH se sont mis d’accord pour mettre en place une coalition de gouvernement. (...).

Le jour même de la diffusion de ce communiqué, Kitenge Yesu avec qui j’étais au téléphone cinq ou six fois par jour parfois à des heures indues, me fait venir en catastrophe à son bureau (...).
Quand je fais mon entrée dans son bureau, je vois posés sur sa table de travail un billet d’avion SN Brussels, un passeport et, à même le sol, une petite valise à roulettes. Je l’interpelle sur ce que je vois.

- « Je pars, mon fils», me dit-il.
- « Mais où ? Et pourquoi aujourd’hui ? »
Occupé à ranger ses dossiers sur la table, Kitenge Yesu est muet. Je suis sous le choc en voyant cet homme partir à nouveau.
Je soupçonne une mauvaise humeur après la publication du communiqué de Kingakati. Mais je me sens heureux qu’il décide de rejoindre son QG familial où habitent son épouse, ses enfants, ses petits-enfants.

Cette nuit-là, alors que son avion vole vers Bruxelles, le président de la République rend publique une ordonnance signée le 6 mars portant nomination de son cabinet. Kitenge Yesu est nommé Haut Représentant et Envoyé Spécial du Président de la République. Dans ces fonctions, Kitenge Yesu relève des Services personnels du Président de la République. Je lui fais aussitôt un message qu’il découvre à l’arrivée de son vol.

Je pressens ce grand retour samedi 30 mars 2019 quand un homme qui lui est si proche organise un banquet en sa résidence à Binza Pigeon, avenue Kananga, pour fêter la nomination. En 1990, c’est cet homme qui fit son entrée dans l’hémicycle pendant la Conférence Nationale Souveraine, CNS. Une pile des dossiers sous le bras.
Alors que Mobutu est traîné dans la boue par l'opposition et est traité de tous les noms, le patron de la sûreté nationale, SNIP, ancienne appellation de l’actuelle ANR, Jacques Tshimbombo Mukuna en a marre. Il menace d’ouvrir la boîte de pandore. Il veut éventrer le boa. Il promet qu’on y verra qui a été traité par lui et qui ne l’a pas été. Le lendemain, la plénière de la CNS est clairsemée.

Ce samedi 30 mars, tout le Grand Kasaï est là. Pour Jacques Tshimbombo Mukuna, c’est « toute la République » qui s’est déplacée à son domicile pour fêter l’événement. Que l’on soit du FCC ou du CACH, tous sont présents.
Peu avant qu’une pluie diluvienne ne tombe sur la ville et ne tente de détruire la rencontre, Kitenge Yesu se réjouit : « Ce soir, la République n’est ni à Kingakati, ni à la Cité de l’Union Africaine (où le nouveau président a trouvé un logement provisoire quelconque, ndlr). Monsieur le Président de la République honoraire Joseph Kabila, si vous cherchez la République, elle est ici. Monsieur le Président de la République, Chef de l’État Félix Tshisekedi, si vous cherchez la République, vous savez où elle est. Ici se trouvent le FCC, le CACH. L’Ensemble est ensemble avec nous ici… ».

Puis : « Ce soir, je suis le Haut Représentant, sans coloration ni formules mathématiques complexes ! Ma mission, c’est assembler pour la Nation, au nom du Président de la République pour la Paix. Majorité, coalition, cohabitation, n’ont pas tellement de signification pour moi. En Afrique, les Mânes de nos Ancêtres, avec en tête Afra, le Saint Patron de l’Afrique, recommandent que celui ou ceux qui ont gagné les élections assemblent.

Qu’elles soient législatives, sénatoriales, présidentielles. L’Afrique de part en part a échoué pour avoir transgressé ce principe immémorial. Le Parlement et le Sénat ne réussiront rien sans le Président de la République. Par voie de conséquence, Lui non plus ne réussira rien sans les autres. Mettons de côté les calculs, voyons le peuple, dont certains d’entre nous parlent peu. Je refuse et je récuse une confrontation entre Kabila et Tshisekedi ». Puis, il demande à l’assistance de lui dire le nom du plus grand parti du Congo. «Le plus grand parti politique de la RDC se nomme Misère. Qui en connaît le comité directeur et le président ? J’avoue sincèrement que je ne sais pas, vous non plus d’ailleurs. Et pourtant, ce parti couvre les 2 millions et demi de km2 de notre pays. CACH et FCC doivent travailler la main dans la main sans calcul ni calculette ».

Il cite l’égérie partie, Mpongo Love pour qui « il n’y a pas de machine à calculer les amours. CACH et FCC doivent être l’addition de convergences des combats communs, des objectifs communs, nobles dans la noblesse. Tout cela dans la sagesse. Oui, sagesse d’abord car la sagesse est la boussole de la vie ». Puis : « Du Libéria, on dit : « si vous avez compris quelque chose sur le Libéria, c’est qu’elle vous a été mal expliquée » ! Évitons que l’on dise la même chose de la RDC »».

Jacques Tshimbombo a ces mots : « Notre devoir de reconnaissance envers le Président de la République est d’autant plus important que la fonction confiée à notre frère lui permet d’occuper une position protocolaire élevée au sein de l’État (…). Ce qui est arrivé à notre frère et ami Yesu est, à vrai dire, le fruit du rôle qu’il a joué dans l’ombre auprès de celui qui, sans que personne ne sache rien, allait inexorablement devenir le Président de ce pays. Yesu a cru de façon inébranlable en Félix. Voilà ce que procure la fidélité à une personne et la foi en elle ». Il poursuit : « Le Président de la République a misé sur un cheval gagnant.

Yesu est un oiseau rare comme en témoigne sa très riche trajectoire politique. Il n’a pas été que grand commis de l’État. Il demeure un grand homme d’État. Le voilà rattrapé aujourd’hui par la politique, lui qui croyait s’en être éloigné pour toujours ». (...).
L’homme à l’honneur reprend la parole. Il fait une repartie par une note d’humour : « Quand j’ai amené le Grand Kasaï chez le Président de la République le 4 février, personne ne m’a demandé mes coordonnées. Ce soir, je constate qu’il y a une forte demande et je me suis préparé en conséquence. Les cartes de visite du Haut Représentant vous ont déjà été distribuées ». Et, fin des fins : «Lorsque je faisais le tour des tables, quelqu’un m’a dit: « Vous êtes notre fenêtre sur la Présidence ». Au lieu d’une fenêtre, c’est une porte qui restera toujours ouverte.

Et, je compte sur vous. Je travaillerai avec vous. Travaillons ensemble. Soyez réceptifs à mes sollicitations. Que mon message parvienne à qui de droit (au pluriel) et qu’il soit entendu. L’assistance ici présente leur sait gré !»».
Sacré Tomatier !

Ses nouvelles fonctions en mains, il se déploie comme jamais auparavant. Ses tweets au style cinglant font fureur. (...). En vérité, je n'ai pas vu un homme autour du Président qui pouvait opposer à Kitenge Yesu un point de vue qu’il ne partageait pas. Lors des négociations présidentielles du Palais de la Nation et de la constitution de l’Union Sacrée de la Nation, il est rangé au premier plan. C’est lui et lui seul qui constitue les listes et les fait parvenir à la présidence de la République. Sa connaissance de la scène le met en position de porter des jugements clés.

Mars 2021. Il n’avait jamais à ce jour été autant sollicité par les acteurs politiques nationaux comme par les chefs de missions diplomatiques. Il n’avait jamais à ce jour autant multiplié les initiatives.
S’il ne quitte pas une posture qui consiste à se mettre loin des affaires publiques, Kitenge Yesu s’installe jour après jour dans son rôle de Haut Représentant et d’Envoyé Spécial du Président de la République. Il est comme jamais au cœur de la stratégie présidentielle.

Outre des rencontres avec des chefs des missions diplomatiques qui lui rendent continuellement visite à son domicile sur les hauteurs de la ville comme à son cabinet, non loin de là, dans le quartier américain de Gulf, il dépense sans compter son temps à recevoir diverses personnalités politiques sous divers formats.

En plein dans sa fonction, il travaille à déblayer la voie en vue de faciliter la réalisation d’une vision politique déclamée par le Chef de l’État. Il ne cesse de me dire « mon fils (comme il m’appelle), tu vas voir le résultat ».
Il m’apprend qu’une importante délégation de personnalités de son ethnie Songyé (Sud-Est), lui a rendu visite, que l’ancien chef de renseignement Kalev Mutondo a, dans le plus grand secret, franchi les deux portails de fer gardés de sa résidence. Recherché par la justice dans un procès à rebondissement lié aux droits de l’homme, Kalev Mutondo est venu solliciter l’intervention du Haut Représentant espérant qu’il trouverait porte ouverte au Palais de la Nation.

Aussi incroyable politiquement que cela puisse paraître, l’homme qui venait de conduire le jeu électoral m’assaille de visites à domicile. Il a appris mes liens avec « mon père » dont la ville parle. Il veut la Primature. Je suis abasourdi. Il implore que je l’amène voir Kitenge Yesu. Je reste muet. Face à la multiplication des appels, je finis par l’y amener trois fois en ayant donné mon avis sur cette démarche surréaliste.

Dimanche 21 mars, ce sont onze députés provinciaux sur les vingt qui forment l’Assemblée provinciale du Lualaba (capitale Kolwezi, l’une des provinces du Katanga démembré) connue pour être l’un des fiefs kabilistes avec le Tanganyka dirigé alors par Zoé Kabila Mwanza Mbala, le jeune frère de l’ex-président, qui franchissent les deux portails. Ils annoncent, depuis cette résidence, leur adhésion à l’Union Sacrée de la Nation (...).

Kitenge Yesu poursuit cette gymnastique avec une délégation de députés du Grand Bandundu, les trois provinces du Kwilu, Kwango et Maï-Ndombe, conduite par le Directeur général de la DGDP, la Direction Générale de la Dette Publique, Laurent Batumona Nkhandi Kham, coordonnateur des FPAU, les Forces Politiques Alliées de l’UDPS dont Kitenge Yesu est l’Autorité Morale.
Je n’ai jamais oublié ce jour où il parvînt à réunir dans sa maison, sur les hauteurs de la ville, les leaders irréconciliables de la province du Sankuru.

Dans l’histoire, ce moment restera le plus remarquable. (...).
Le fils ne partait jamais en voyage sans le dire à son père. Sur le chemin de l’aéroport, il me faisait toujours venir à son domicile pour me saluer et me souhaiter « bon voyage, mon fils ». Puis : « reviens vite mon fils ».
Grande fut ma douleur lorsque contraint et forcé par une invitation pour une dose de Covid-19, j’arrive à Bruxelles le samedi 29 mai 2021 et que lundi 31 mai au matin, un coup de fil retentit sur mon téléphone. Il vient d’un homme proche du Président de la République. L’homme m’explique qu’il a une terrible nouvelle à m’annoncer avant qu’il ne la donne au Président de la République. « Je vous informe avant d’en informer le Chef… », me dit-il. C’était la disparition de Kitenge Yesu que deux jours auparavant, j’avais été saluer à son domicile sur le chemin de l’aéroport! (....)

Sous le choc, je décide d’appeler Jacques Tshimbombo Mukuna pour lui dire qu’ayant appris la terrible nouvelle, j’ai décidé d’abréger mon séjour pour retourner au pays le surlendemain jeudi 3 juin. Réponse surprenante de Tshimbombo clairement surmené : « Tryphon, tu m’as laissé toute la charge de ton père. Tu reviens jeudi soir. Jeudi midi, j’aurai enterré ton père. Tu iras le voir au cimetière ».

Lors des derniers hommes que lui rend la classe politique dans la cour de l’hôpital du Cinquantenaire devant le Président de la République arrivé en compagnie de son épouse, l’ancien ministre du Budget François Mwamba Tshishimbi qui coordonne le Comité présidentiel de veille stratégique au bureau du Président de la République, loue « les qualités managériales de ce fin stratège entré en politique à l’âge de 17 ans ». Il décrit Kitenge Yesu comme « un organe tant il fut le cerveau moteur des stratégies politiques ayant abouti à la création de l’Union Sacrée de la Nation pour porter la vision du Président de la République ».

Tshimbombo a ces mots : « Kitenge Yesu était un commis de l’État, loyal et inflexible. Il était l’épée et le bouclier du Président de la République ».

À mon retour ce jeudi-là aux heures de 19:00’, je ne comprends toujours rien à ce qui était arrivé à cet homme que j’avais laissé en parfaite santé. Un homme qui, en période de crise de Covid-19, essayait tous les médicaments, y compris la fameuse poudre préventive des plantes découvertes à Madagascar que le président malgache Andry Rajoelina lui avait envoyées et dont il me remit quelques sachets. Kitenge Yesu ne donnait plus la main à ses visiteurs, ne quittait plus son masque en public, se désinfectait sans cesse les mains.

Je voulus attendre quelques jours pour me ressaisir avant d’aller à la rencontre de Tshimbombo pour qu’il me dise ce qu’il s’est passé et comment cela s’est passé. Mais le 24 juin au matin, je reçois un message que Jacques s’est éteint dans la nuit. Il s’agit bien sûr d’un fake news comme il y en a tant sur les réseaux sociaux. Pourtant, ce fut un autre coup de tonnerre en moins d’un mois. Le proche entourage du Président est à nouveau frappé et comment ! Terrible !
Lundi 5 juillet à ces obsèques, je suis présent.

Je suis assis deux rangées derrière le Président de la République et son épouse clairement marqués par des morts en série. Je ne comprends pas ce qu’il se passe et pourquoi. Dans le plus proche entourage présidentiel, une page est tournée. (...).


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