Des médias au service du crime
  • lun, 24/05/2021 - 16:08

KINSHASA, PARIS, BRUXELLES.
Le Soft International n°1527|LUNDI 24 MAI 2021.

Des criminels économiques et des puissances financières installées ou opérant au Congo se paieraient-ils désormais des moyens de communication et des agences de relations publiques recourant notamment aux réseaux sociaux (Twitter, Facebook, WhatSapp, etc.) pour orchestrer des campagnes de diffamation contre leurs cibles? C’est la très grave accusation faite depuis Londres, le 20 mai 2021 par l’ONG Global Witness établie à Londres et à Washington et ses partenaires en ligne de mire de ces criminels économiques.

Le milliardaire israélien Dan Getler qui a récemment lancé une campagne médiatique #YaBiso qui semble avoir fait flop, serait-il au cœur de cette campagne alors que le 12 mai, son service de communication a annoncé «pour Dan Getler» une «activité au plus tôt» avec notamment avec le mouvement Le Congo n’est pas à vendre, LCNPAV?

«Ce matin, il s’est tenu à Kinshasa, à l’hôtel Memling, devant quelques ambassadeurs et quelques journalistes congolais, une conférence de presse de la structure CNPAV (Congo n’est pas à vendre) sur un sujet encore une fois présenté au conditionnel «Des milliards que pourrait perdre la RDC...». Puis : «Face à toutes ces accusations issues d’incompréhensions du secteur extractif, et des rapports biaisés par (avec) une manipulation voulue ou non de l’opinion congolaise et internationale sur les activités d’un des plus importants investisseurs et philanthropes de la RDC, Monsieur Dan Getler invite Le Congo N’est Pas A Vendre, ainsi que des représentants de la société civile et des mouvements citoyens à une table ronde à une date et un lieu de commun accord qui les conviennent afin de clarifier différentes incompréhensions et informations erronées contenues dans ledit rapport, mais aussi d’échanger sur les perspectives d’avenir du secteur extractif afin qu’il profite au mieux aux intérêts de la RDC et de son peuple».

En juillet 2020, le rapport « Des sanctions, mine de rien », une enquête conjointe de Global Witness et de la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique, PPLAAF en sigle, révélait des preuves indiquant que le magnat minier Dan Gertler aurait utilisé un réseau international de blanchiment d’argent pour tenter d’échapper aux sanctions américaines et poursuivre ses activités au Congo.

Le rapport a provoqué un tollé et suscité de véhéments démentis, les avocats d’Afriland First Bank - une banque congolaise impliquée dans l’enquête - ayant déposé une plainte pénale en France la veille de sa publication. Dans les mois qui ont suivi, la banque a également déposé plusieurs plaintes au Congo contre deux anciens employés d’Afriland, Gradi Koko Lobanga et Navy Malela Mawani, qui, après avoir lancé plusieurs vaines alertes en interne, avaient décidé de partager des informations bancaires avec PPLAAF, puis avec Global Witness. Craignant pour leur sécurité, ils ont fini par quitter le pays.
Suite à ces plaintes, les deux lanceurs d’alerte ont été reconnus coupables et condamnés à mort par contumace par un tribunal au Congo.

Cette décision choquante repose sur une procédure judiciaire manifestement injuste, irrégulière et opaque. Plusieurs autres plaintes ont été déposées en France par des individus mentionnés dans le rapport, tandis qu’un procès a été intenté en Israël contre l’un des partenaires médiatiques de Global Witness, le journal Haaretz.

CAMPAGNE DE DIFFAMATION COORDONNEE.
En parallèle de ce déferlement judiciaire, un réseau de comptes a vu le jour sur les réseaux sociaux l’été dernier en vue de partager des vidéos de qualité professionnelle accusant Global Witness, PPLAAF et leurs partenaires médiatiques d’étranges accusations de corruption, d’extorsion et de pots-de-vin dans le cadre d’une campagne de diffamation visiblement coordonnée. Une autre campagne similaire aurait été lancée récemment, lors de la publication des nouvelles révélations de PPLAAF, sous la forme de deux articles anonymes estampillés « contenu promotionnel » publiés sur un site d’informations israélien et de contenus promotionnels sur Youtube, dans l’objectif de relayer d’autres allégations tout aussi infondées.

Si les individus ou les entreprises à l’origine de cette dernière campagne n’ont pas encore été identifiés, les recherches menées par l’équipe d’enquête sur les données de Global Witness permettent désormais d’établir un lien entre la première campagne de diffamation et une agence de communication ayant déjà travaillé pour l’ancien président, Joseph Kabila, ainsi que pour le candidat à la présidence Emmanuel Shadary et la société minière d’État, Gécamines.

Ces relations suggèrent une tentative de jeter le discrédit sur des enquêtes journalistiques légitimes, par des personnalités au cœur de l’élite politique et économique de Kinshasa, afin d’induire en erreur le public au Congo et à l’international, à travers l’arme de choix que sont les réseaux sociaux.
À première vue, Jossard Munima semble être un citoyen congolais engagé : sur son profil Twitter, il se décrit comme un « entrepreneur, penseur patriote ». Sa photo affiche un jeune homme souriant, en chemise rouge. Néanmoins, ses tweets laissent une impression étrange.

Ils mêlent messages laconiques en argot américain et messages francophones faisant la publicité de la banque locale Rawbank, ainsi qu’une apparente promotion du Registre des Appareils Mobiles (RAM) - une initiative gouvernementale controversée visant à créer un registre officiel des téléphones mobiles au Congo.

Parmi ces tweets a priori promotionnels figurent des attaques à l’encontre de Global Witness et de ses partenaires au sujet du rapport «Des sanctions, mine de rien». Agissant de concert avec d’autres utilisateurs de Twitter, Munima publie et fait circuler des vidéos et d’autres messages visant à jeter le doute sur ce rapport et à en saper les conclusions.
En y regardant de plus près, «Munima» semble faire partie d’une opération d’astroturfing - une méthode de communication utilisant de fausses identités sur Internet pour simuler une opposition citoyenne. Sa photo de profil s’avère être tirée d’une banque d’image. En zoomant sur l’image, on aperçoit le filigrane de l’entreprise australienne Envato ; qui plus est, le même modèle apparaît dans certains supports publicitaires du RAM, et porte exactement la même chemise rouge.

Les données de l’interface de programmation d’applications (API) de Twitter, un outil destiné aux développeurs de logiciels, indiquent que le compte de Munima a été créé le 5 juin 2020, soit bien après nos sollicitations au titre du droit de réponse dans le cadre du rapport «Des sanctions, mine de rien», et à 20 minutes d’intervalle, avec la création de deux autres comptes - prétendument alimentés par de jeunes hommes congolais - publiant des contenus similaires.
Qui se cache vraiment derrière ses comptes ? L’adresse e-mail de récupération indiquée pour chacun de ces comptes (une déclinaison de l’adresse utilisée lors de la création du compte) suit le même format.

Dans le cas de Munima, l’adresse renseignée ressemble au nom d’utilisateur du compte, «jossardmunima», complété d’un nom de domaine en 17 caractères et commençant par la lettre « d ».
Grâce à un test programmatique des adresses à l’aide du formulaire « Rechercher votre compte Twitter », nous avons pu réduire une liste de centaines de milliers de noms de domaine correspondants à un seul et unique résultat : digitalopencircle.com, enregistré le 14 mars 2020. Des adresses électroniques associées au même nom de domaine ont été utilisées pour créer au moins dix comptes dans les semaines qui ont suivies la publication de « Des sanctions, mine de rien ».

DES LIENS AVEC L’ELITE CONGOLAISE.
« Digital open circle », de quoi s’agit-il ? En septembre 2020, le site digitalopencircle.com affichait un site internet vide au logo de Black Box FM, une station de radio vraisemblablement détenue par le directeur général d’une agence de communication congolaise appelée CMCT TCG. Selon ce qui semble être une page Facebook officielle créée le 11 mars 2020, Digital Open Circle - dont le slogan est « Unir l’Afrique par le numérique » - est une initiative de Congolia, un incubateur de startups basé à Kinshasa et qui serait également détenu par CMCT ou son directeur général.
Les liens avec CMCT ne s’arrêtent pas là.

Non seulement ces comptes se suivent les uns les autres dans un effort manifeste de créer l’illusion d’un réseau social organique, mais les dix comptes Twitter suspects enregistrés avec le nom de domaine Digital Open Circle suivent également tous le compte d’un certain Tony Badika. Contrairement aux dix premiers comptes, Badika existe réellement. Selon son compte LinkedIn, il a commencé à travailler pour CMCT en mai 2020 en tant que spécialiste en marketing web.
En réponse aux questions posées par Global Witness, Badika a confirmé travailler pour CMCT mais a rejeté l’idée selon laquelle être suivi par ces comptes Twitter revenait à être impliqué dans leurs activités. Il a également déclaré ne rien savoir de la campagne de diffamation dénoncée par Global Witness et menée sur les réseaux sociaux pour discréditer le rapport « Des sanctions, mine de rien ».

Digital Open Circle semble donc étroitement lié à l’agence de communication CMCT. Mais qui est le directeur général de CMCT, et qui sont ses clients ? Jean-Claude Eale Balangy est né à la fin des années 1950, au cours du soulèvement politique qui allait arracher l’indépendance du Congo à la Belgique. Plus d’un demi-siècle plus tard, il est directeur général de CMCT et se définit comme une figure puissante de la politique et de la société congolaise. Eale est présenté comme un «faiseur de roi», bien que cela ait été publié dans un magazine dont il assure la direction.

La portée des missions de CMCT reste floue, mais l’entreprise, créée en 1994, selon sa page LinkedIn, a été consultée pour de nombreuses campagnes électorales en Afrique centrale et australe : pour Robert Mugabe en Zimbabwe en 2008 et, en 2013, Denis Sassou Nguesso au Congo-Brazzaville en 2016, et Joseph Kabila et son dauphin apparent, Emmanuel Shadary, lors des élections de 2006, 2011 et 2018 au Congo.

Les relations entre CMCT avec les structures de pouvoir dans le pays sont particulièrement étroites. En plus de travailler pour des personnalités et des candidats politiques du pays, divers supports publicitaires et séquences vidéo publiés en ligne suggèrent que CMCT aurait conseillé la société minière d’État Gécamines et son président Albert Yuma Mulimbi, que Global Witness a déjà accusé de ne pas avoir sécurisé plus de 750 millions de $US de recettes provenant des énormes gisements miniers du Congo. En réaction, la Gécamines a déclaré que le rapport de Global Witness présentait des informations inexactes et a contesté les chiffres utilisés.

TENTATIVE DE RÉDUIRE AU SILENCE GLOBAL WITNESS.
En parallèle des supports de communication pour la campagne de Kabila, une bande-démo produite par CMCT diffusée sur Youtube intègre une séquence vidéo d’une conférence de presse de la Gécamines organisée en 2018 pour contrer les allégations avancées par plusieurs ONG, dont Global Witness.

Le compte YouTube d’Eale héberge plusieurs vidéos de relations publiques commandées par la Gécamines et Yuma, ainsi que des vidéos promotionnelles pour un accord entre la Gécamines et le China Nonferrous Metal Mining Group (CNMC) - sur lequel Global Witness a déjà fait des révélations - estampillées du logo de CMCT. Ni la Gécamines, ni la CNMC n’ont souhaité répondre aux questions de Global Witness sur cet accord minier.

Les relations de l’agence de communication avec des entités publiques et semi-publiques ne se limitent pas à la Gécamines. Outre ses apparentes commandes pour la société minière d’État, CMCT a également produit des supports imprimés pour la puissante FEC, la Fédération des entreprises du Congo, jusqu’à récemment présidée par Yuma, et géré leurs espaces publicitaires sur les véhicules de TransCo, la compagnie de bus de Kinshasa. La procédure d’attribution du contrat TransCo à CMCT en 2015 a été contestée par deux entreprises rivales affirmant que le contrat leur a été retiré malgré un processus de passation de marché légitime l’année précédente. Après examen du dossier, l’autorité de régulations des marchés publics du Congo a rejeté les plaintes, concluant que l’attribution initiale n’avait pas suivi les procédures appropriées.

Dans le même temps, un rapport de 2020 de l’ODEP, l’Observatoire de la Dépense Publique, une organisation indépendant de surveillance des dépenses publiques, a accusé TransCo et CMCT d’irrégularités dans la gestion des revenus du contrat de publicité, affirmant que le directeur financier de la compagnie de bus percevait chaque mois sa part des recettes en retirant 20.000 $US en espèces auprès de CMCT. TransCo a nié les accusations de l’ONG en déclarant que le montant des recettes variait d’un mois à l’autre et qu’il était toujours envoyé par virement bancaire.

Congolia, l’incubateur de startups de CMCT, a collaboré avec le gouvernement congolais pour lancer une application de suivi du COVID-19 en mars de l’année dernière. L’incubateur semble également travailler sur des travaux de communication numérique plus sensibles. Parmi les projets énumérés sur son site web figure QG2CRISE, une agence de communication de crise dont la « connaissance des réseaux économiques, politiques, culturels et médiatiques congolais [lui] permet d’accompagner efficacement les entreprises, les organisations et les institutions congolaises et étrangères ayant des enjeux de communication, d’image et de notoriété en RDC. »

À titre d’exemple de l’utilité de ses missions, le site web de QG2CRISE décrit un scandale de 2020 impliquant la Rawbank, banque qui apparaît régulièrement dans les publications des comptes Twitter suspects mentionnés plus haut, bien que nous ignorions si QG2CRISE a effectivement conseillé cette banque. En 2017, Global Witness avait accusé Rawbank d’avoir accepté près de 88 millions de $US de paiements irréguliers en provenance de la Gécamines. En réponse aux allégations formulées à l’époque, la Rawbank avait déclaré qu’elle ne pouvait pas commenter ces transactions par respect du secret bancaire et du secret professionnel, mais qu’elle entendait contribuer à l’amélioration de la gouvernance économique et de la transparence.

Les liens d’Eale avec l’élite congolaise dépasse également CMCT et ses entreprises associées. Selon sa page LinkedIn, il a également été vice-président de la Fédération des sports et loisirs du pays, membre du Comité olympique congolais et chef d’une commission à la FEC, l’association patronale du pays, pendant la présidence de Yuma. En août 2020, suite au meurtre de deux jumeaux dans la province du Kongo central, Eale démarre une étrange campagne sur les réseaux sociaux nommée «450 Egal 1» et qui cherche à lutter contre les conflits ethniques au Congo. Parmi les dizaines d’ambassadeurs de la campagne figurant sur ses pages Facebook et Twitter, on trouve Alain Mukonda, un homme d’affaires de Kinshasa qui, selon les éléments présentés dans le rapport « Des sanctions, mine de rien », aurait transféré plus de 11 millions d’euros en espèces à des sociétés liées à Dan Gertler.

En réponse à ces allégations, Mukonda nie être un partenaire de l’homme d’affaires israélien ou avoir déjà agi en son nom. Rien ne permet d’affirmer que M. Mukonda ait un quelconque lien avec la campagne de diffamation.
Ni Eale ni CMCT n’ont répondu aux demandes de commentaires sur la campagne de diffamation menée sur les réseaux sociaux manifestement contre Global Witness et ses partenaires. Le personnel de CMCT a laissé entendre qu’Eale n’était peut-être pas joignable pour des raisons personnelles lorsque Global Witness a tenté d’entrer en contact avec lui. Il n’y a aucune preuve qu’Eale ait pu avoir connaissance des activités d’un employé de CMCT, ou encore de son implication directe dans la campagne.

Quels sont les enjeux ?
Les liens entre les comptes Twitter utilisés pour faire circuler des documents critiques sur le rapport « Des sanctions, mine de rien » et l’entreprise CMCT semblent évidents. Ces comptes ont tous été créés à l’époque de la publication du rapport, et ont forcément été créés par une personne ayant accès aux adresses électroniques associées au nom de domaine digitalopencircle.com. Bien que les informations sur le propriétaire du nom de domaine aient été rendues anonymes, nous savons qu’il a été créé trois jours après la création de la page Facebook Digital Open Circle, explicitement étiquetée comme une initiative «de Congolia ».

Le plus difficile reste d’établir si cette campagne a été commanditée par un client de CMCT - et, le cas échéant, lequel. Rien ne prouve que les attaques contre Global Witness, PPLAAF et leurs partenaires médiatiques par le biais de faux comptes sur les réseaux sociaux aient été ordonnées ou causées par la Gécamines, Yuma, Mukonda, Gertler ou toute autre personne mentionnée dans cet article. Néanmoins, le ton et le contenu des publications, ainsi que le sujet traité dans notre rapport et les anciens contrats de CMCT pour des clients très en vue au Congo soulèvent des questions sur les motivations d’une telle campagne.

Si la source originale de ces attaques reste floue, nos conclusions nous amènent à penser qu’il existe une tentative orchestrée de réduire Global Witness au silence et de détourner l’attention de la publication du rapport « Des sanctions, mine de rien », dont l’objectif était d’exposer les activités suspectes dans le secteur minier congolais. En effet, ces comptes véhiculant des informations fausses et préjudiciables sur les réseaux sociaux ont contribué à la polarisation de la société civile congolaise, donné lieu à des attaques véhémentes de la part d’ONG locales et alimenté des informations trompeuses dans la presse.

L’ampleur de cette campagne de diffamation à l’encontre de Global Witness envoie également un message inquiétant à la société civile et aux activistes congolais, qui continuent de prendre d’énormes risques pour lutter contre la corruption. Et comme le démontre le terrible jugement rendu par la justice à l’encontre des deux lanceurs d’alerte, c’est bien le peuple congolais qui paiera le prix fort.
avec GLOBAL WITNESS.


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